Quelques discussions précédentes me conduisent à attirer l'attention sur un point délicat de la "lutte contre les gaz à effet de serre (GES) ", point qui pourrait être considéré comme un seul problème de vocabulaire, mais en réalité recouvre une réalité essentielle qui explique facilement pourquoi la "luttre contre les GES" parait aussi inefficace. Il est dans le sens du mot "réduction".
En effet l'économie est considérée comme l'étude (j'ose à peine dire science) de la production de biens (matériels et immatériels), son but affiché étant de trouver la manière de l'optimiser. L'idée générale de la lutte contre les GES est que l'accumulation de CO2 étant nuisible à la qualité de la vie humaine, il convient de "réduire " au maximum leur production. Mais réduire quoi , au juste ?
Il y a en effet trois quantités très différentes qu'on peut considérer :
* la quantité de CO2 produite par unité de service rendu. C'est ce que mesure par exemple la consommation d'une voiture, en mesurant le nombre de grammes de CO2 / km parcouru. Cette quantité sera appelée "l'intensité carbonée" de l'économie, elle mesure "l'efficacité" (ou plutot ici l'inefficacité) avec laquelle nous utilisons nos fossiles pour produire des biens utiles. Pour la mesurer quantitativement, on peut par exemple la ramener à la consommation par unité de PIB . Supposons qu'elle a une valeur moyenne I , qui s'exprimera par exemple en g CO2 / $ de PIB.
* la production annuelle de CO2 , celle qui figure le plus souvent dans les bilans nationaux et mondiaux: cette fois on ne mesure pas l'intensité par unité de biens produits, mais la quantité totale produite. Elle dépend bien évidemment de la richesse. Deux pays peuvent avoir des intensités carbonées très proches , mais des économies très différentes. Les Etats Unis par exemple ont une intensité carbonée proche de la moyenne mondiale, proche de celle de nombreux pays africains, mais produisent bien plus de CO2 parce qu'ils sont juste bien plus riches ! cette quantité est donc le produit de la précédente I par le PIB P .
C = I x P
* la quantité TOTALE de CO2 qu'on produira dans l'histoire de l'humanité . Cette fois, c'est la quantité précédente (production annuelle) multiplié par le temps qu'on les extraira. La consommation est variable avec le temps, la quantité pertinente est l'intégrale de C(t), mais en prenant la consommation moyenne sur une période, ça revient à prendre
Q = C x T = I x P x T
La quantité totale de CO2 est donc le produit de TROIS grandeurs : l'intensité carbonée, le PIB produit, et le temps pendant lequel on va les bruler.
Quand on parle de "réduire", que réduit-on alors ?
le plus souvent, on ne réduit que le premier facteur ! on va chercher par exemple à développer des voitures qui "produisent moins de CO2" (ou par exemple des voitures électriques), c'est à dire chercher à minimiser la production de CO2 pour un bien donné.
Il est évident que pour que ça se traduise automatiquement par une baisse de Q, il faut que ça se fasse à P et T constant. C'est à dire que l'amélioration ne se traduise ni par une augmentation de P, ni par une augmentation de T, qui annihilerait l'effet des efforts fournis. En réalité les efforts fournis ne sont pas inutiles, puisque diminuer I permet d'augmenter P x T , c'est à dire la richesse produite avec la quantité de fossile utilisée mais sans faire varier celle-ci ! pour le dire plus simplement :
l'amélioration de I conduit-elle à consommer finalement MOINS de fossile pour LA MEME richesse produite, ou bien AUTANT de fossile pour PLUS de richesse produite ?
Un instant de réflexion permet de se rendre compte que c'est bien évidemment toujours la deuxième solution qui est privilégiée. Car personne à ma connaissance ne propose de limiter explicitement la richesse mondiale, en interdisant au PIB de croire au-delà d'une certaine valeur, et encore moins d'arrêter de produire des richesses après une certaine date !
Une remarque aussi simple est en général totalement occultée par le fait que les économistes partent de scénarios de croissance économique postulée à l'avance , et calculent ensuite la consommation énergétique associée. Cela revient à dire que P est effectivement fixée et sera insensible à la variation de I , mais cette hypothèse n'est pas tenable.
En effet tout montre que le monde entier a très largement les besoins d'accroissement de richesses suffisants pour "avaler" tous les progrès faits dans l'intensité énergétique, et que personne n'a les moyens ni les droits pour l'empêcher. La première moitié des ressources d'hydrocarbures est consommée par environ 15 % de la population mondiale, la seconde moitié par 85 % , donc plus de 5 fois plus , qui consomment donc 5 fois moins d'énergie en moyenne par habitant. Meme si l'Occident divisait par 2 sa consommation, ce qui est énorme, ça ne libérerait que 10 % de consommation pour les autres. Ce n'est pas énorme, mais c'est toujours ça : qui empêcherait alors les indiens et les chinois de se précipiter sur les ressources énergétiques qu'on leur laisse consommer ? bien évidemment personne. Pour reprendre l'exemple des voitures, cela voudrait dire qu'en construisant des voitures plus économiques, on limite aussi arbitrairement (à combien ?) le nombre de voitures en circulation. Si cela peut avoir un sens en Occident où les besoins en équipement de voitures sont essentiellement remplis, et où donc les politiques de réduction de la consommation peuvent avoir un effet réel sur la consommation totale, on en est en revanche très loin au niveau mondial : seul 20 % de la population mondiale a accès à un parc automobile.
[EDIT] pour illustrer ce fait, je place ici un graphique tiré du site de Jancovici, montrant l'évolution du PIB et de la consommation énergétique de l'OCDE. On voit que le PIB a augmenté plus vite que la consommation et la production de CO2, donc que I a bien diminué, mais nullement Q, car P a encore plus augmenté ! ça illustre donc exactement ce que je développe
Penser limiter le temps T est encore plus absurde. Si on fait des économies d'énergie, on consomme moins (à supposer que le phénomène précédent ne se produise pas , ce qui n'est nullement acquis). Et donc on épuise moins vite les gisements de gaz, de pétrole et de charbon. Est ce que pour autant, on va arrêter de les exploiter après le temps normal auquel ils auraient été épuisés si on avait rien fait ? autrement dit, si un gisement avait été épuisé en 20 ans sans mesures d'économie, et que les mesures d'économie conduisent à prolonger son existence de 10 ans, est ce qu'on arrête quand même au bout de 20 ans de l'exploiter sous pretexte qu'on en aurait plus eu si on avait rien fait , et qu'on va donc laisser 1/3 du gisement sous terre sans plus jamais y toucher ? bien évidemment que non, pour tout un tas de raisons évidentes. D'abord que la situation "si on avait rien fait" sera totalement virtuelle et que personne ne serait capable de dire quand il aurait été épuisé, et ensuite que même si on le savait, on ne voit pas pourquoi l'exploitant arrêterait volontairement de l'exploiter ni pourquoi les clients s'arrêteraient d'en demander pour cette seule raison.
Autrement dit, les fossiles étant une ressource finie, on ne fait que retarder le moment de leur épuisement, sans changer leur quantité totale.
En réalité, la situation est pire que ça, parce que paradoxalement, l'amélioration de I conduit en général de façon suprenante à AUGMENTER la quantité totale de fossiles extraits; cette assertion a première vue surprenante avait été pourtant notée dès le XIXe siecle par un économiste, William Jevons, est connu sous le nom de "paradoxe de Jevons" ou "effet rebond". En effet, améliorer I conduit en général à diminuer les coûts d'extraction et faciliter la production de ressources de plus en plus chères, et les rend donc de plus en plus rentables. On le voit par le fait que des techniques de plus en plus efficaces conduisent à aller chercher du pétrole de plus en plus difficile et cher , et donc AUGMENTE la quantité ultime qu'on en extraira. De plus, plus l'intensité énergétique I est faible, plus la richesse produite par unité de fossile est grande, et donc plus il coûte cher de ne pas les extraire.
L'ironie est en réalité que la société moderne n'a jamais cessé d'améliorer son efficacité énergétique (ou plus exactement sa productivité) et que c'est la raison essentielle de sa croissance, y compris en absolu, de sa consommation énergétique. Il est particulièrement étrange de présenter comme une SOLUTION ce qui n'a été en réalité que la CAUSE du problème. Si nous avons autant fait croitre notre consommation énergétique, c'est JUSTEMENT parce que nous avons constamment amélioré nos procédés (y compris d'extraction énergétique) et donc rendu notre machine thermo industrielle de plus en plus optimisée et efficace. L'améliorer encore ne fera que la pousser de plus en plus loin.
Qu'est ce qui la limitera ? la seule chose qui peut le faire, c'est la DIMINUTION de la productivité, et cette diminution n'a aucune raison d'intervenir de manière volontaire, cela reviendrait à faire diminuer volontairement notre efficacité à produire les richesses, ce que personne ne demande et que personne ne fera jamais. La productivité ne diminuera que par la raréfaction des ressources, qui interviendra tôt ou tard, et inversera le mouvement général de croissance économique. Mais ce ne sera certainement pas un choix fait volontairement de gaîté de coeur.