Il y a un certain temps que je voulais parler des différents scénarios envisagés pour le futur de la production énergétique, mais cela demande un certain travail. En introduction, je vais présenter ici un peu plus en détail le principe du modèle proposé par Marion King Hubbert, un géologue pétrolier travaillant pour la compagnie Shell, pour modéliser la production d'une ressource épuisable comme le pétrole. Ce modèle très simplifié est couramment utilisé dans le milieu "piquiste".
Je réponds d'avance aux critiques : je ne pense pas du tout que ce modèle soit assez précis pour faire des prédictions quantitatives exactes. Il est simplement utile pour donner un ordre de grandeur sur la durée générale du temps de production et de la période approximative du pic, et peut être utilisé lorsque les détails fins de la production ne sont pas très importants (par exemple pour estimer la concentration totale en CO2 à la fin du XXI siecle, ce qui compte surtout, c'est l'intégrale des fossiles consommés, et pas le détail exact de la courbe de production).
Le modèle a été présenté en 1956 par M. K. Hubbert pour modéliser la production de pétrole des Etats Unis (plus exactement celle des 48 "lower states", les états excluant l'Alaska et Hawaii - qui n'ont d'ailleurs été officiellement annexés par les USA qu'en 1959). En particulier la modélisation n'inclut pas la production de l'Alaska et du golfe du Mexique, j'y reviendrai.
L'idée de Hubbert est que la production suit la courbe de découvertes, décalée de quelques décennies (le temps de mettre en exploitation et de faire monter la production ). Le fait de connaitre les découvertes passées donne donc une idée de la courbe de production - à condition bien sûr que les évaluations des ressources contenues dans les gisements découverts soit correctes.
Courbes des découvertes (en vert) et de la production annuelle (en rouge), en milliards de barils des 48 états "inférieurs" des Etats Unis. Les courbes en pointillés sont "lissées" selon la fonction logistique. D'après Laherrère (2003) et Jancovici.
Elle fait l'impasse sur toutes les fluctuations possibles dues à des causes externes , guerres, crises économiques, révolutions, qui peuvent donner un aspect bien plus chaotique aux courbes de production réelles. Par exemple l'Iran a eu une production bien plus irrégulière !
Pour avoir une expression simple de la courbe, Hubbert adopte une loi simplifiée, la loi logistique que nous avons déjà présentée à propos de la croissance exponentielle. Ici , le rôle de la "population" est joué par la quantité extraite totale. La loi est paramétrée par une quantité "ultime" Qmax qui sera la quantité finalement extraite. Si on appelle Q(t) la quantité totale extraite à l'instant t, la production annuelle représente sa variation annuelle, représentée mathématiquement par sa dérivée, et s'écrit
P(t) = dQ/dt
et Hubbert suppose que P(t) est donné par une loi logistique en fonction de Q(t)
P(t) = A Q(t) (1 -Q(t)/Qmax).
Cette loi est bien sûr beaucoup trop simple pour être exacte ! elle donne simplement un comportement raisonnable dans le sens où P(t) commence à zéro, croît jusqu'à une valeur maximale, atteinte pour Q = Qmax/2 dans le modèle, et redecroît ensuite pour réatteindre zéro quand on a tout extrait.
La valeur de la production maximale est Pmax = A Qmax/4 ce qui permet de réécrire la loi comme
P(t) = dQ/dt = 4Pmax( Q/Qmax) (1-Q/Qmax)
Les mathématiciens reconnaîtront là une équation différentielle sur la quantité Q(t) dont la résolution est mathématiquement assez simple (le plus simple est de poser y = Qmax/Q ce qui se ramène ensuite à une équation linéaire du premier ordre). Elle permet de trouver la loi
Q(t) = Qmax/(1 + exp[4.Pmax(t-tp)/Qmax])
qui est la loi logistique de Verhulst avec quelques changements de notation.
On trouve ensuite la production
P = 4Pmax( Q/Qmax) (1-Q/Qmax) = Pmax / cosh[2.Pmax(t-tp)/Qmax]^2
où la fonction cosh (cosinus hyperbolique) vaut cosh(x) = (exp(x)+exp(-x))/2
les courbes correspondant à la quantité totale extraite Q(t) et à la production P(t) sont les mêmes que celles déjà postées :
Exemple de courbes de production logistique annuelle (violet), cumulée (bleu) et comparaison avec une forme exponentielle, en unités arbitraires.
Bien évidemment ces calculs sont théoriques et la loi simple fait l'impasse sur toutes les causes possibles de fluctuations : évènements géopolitiques comme la guerre du Kippour en 73 et la chute du Shah en 79, crises économiques, ... Pour certains pays , elle reproduit bien les données. C'est le cas du modèle "historique" de la production des 48 états américains, qu'Hubbert avait prédit qu'elle piquerait entre 1965 et 1970. Sa prédiction fut vérifiée (de justesse), le pic ayant eu lieu en 1970.
La production de la Norvège en mer du Nord est aussi un bon exemple :
Production pétrolière de la Norvège, comparée au modèle de Hubbert (source : Wikipedia).
D'autres pays ont des courbes beaucoup plus irrégulières comme la Russie, l'Arabie Saoudite ou l'Iran, déjà mentionné (les 3 premiers exportateurs de pétrole)
on voit que la Russie (partie de l'URSS à l'époque) a passé un premier pic, suivi de l'effondrement rapide de la production accompagnant celui du système économique soviétique. L'amélioration de la situation économique, suivi de l'adoption de techniques occidentales plus efficaces pour l'extraction, a permis de remonter la production jusqu'à un niveau comparable au maximum de 1986. Cependant il semble qu'on soit proche à nouveau d'un deuxième pic.Pour l'Arabie Saoudite, c'est son caractère de "swing state" , qui sert de "fusible" aux fluctuations de l'offre et de la demande, qui explique son caractère irrégulier.
Il y a énormément de discussions pour savoir à quel point la loi de Hubbert peut être utilisée de manière prédictive , en particulier pour estimer la date du pic, la production maximale, et l'intégrale produite. Il est évident d'après les exemples précédents que les fluctuations par rapport à cette loi peuvent être notables ! la loi de Hubbert offre cependant une modèle grossier raisonnable des courbes de production, et, en moyenne sur la production mondiale, on peut supposer qu'elle donne une approximation raisonnable du résultat. Nous verrons dans de prochains posts son application aux réserves prouvées des différents hydrocarbures.