Après les considérations précédentes sur la croissance, je vais esquisser ma vision personnelle de ce que pourrait être l'après-fossile. On entre évidemment là dans le champ de la spéculation, néanmoins il existe des contraintes génériques et des réflexions très générales qui peuvent orienter notre vision de l'avenir. Je ne prétends nullement apporter ici de preuves formelles des scénarios que j'ébauche - il s'agit là plutôt de présenter le type d'arguments qui pourraient être apportés pour juger de la vraisemblance plus ou moins grande des différents scénarios - à chacun ensuite de se forger sa propre opinion à partir de ces éléments.
Je vais commencer par un graphique saisissant, celui de la population humaine depuis le néolithique, réalisé par le Musée de l'Homme à propos de son exposition au titre déjà un peu dépassé ("6 milliards d'hommes", on est déjà presque à 7 ....), et repris par JM Jancovici dans ses conférences.
On voit qu'avant l'invention de l'agriculture au néolithique, la population humaine ne dépassait pas quelques millions d'hommes, qui avaient un mode de vie de chasseurs cueilleurs. Ce mode de vie demande un grand territoire, et la capacité d'accueil des territoires habitables était probablement de cet ordre. L'humanité sous sa forme actuelle existait depuis des centaines de milliers d'année, et avait probablement plus ou moins atteint ses limites de population avec ce mode de vie. La première croissance démographique de l'humanité fut due à l'apparition de son nomadisme et de sa capacité à s'adapter à des climats très différents, qui, contrairement à toutes les espèces de mammifères, lui permit de quitter son Afrique natale et de conquérir la quasi-totalité des terres émergées (à part l'Antarctique ...).
La première des deux grandes révolutions subséquentes de l'humanité fut l'apparition de l'agriculture après la fin du Würm, la dernière grande glaciation, il y a environ 10 000 ans dans le croissant fertile, et indépendamment en plusieurs endroits du monde un peu plus tard: en Europe -Asie occidentale autour de la culture de l'épeautre puis du blé, en Asie orientale autour de celle du riz, en Amérique autour de celle du haricot et du maïs. Elle a marqué le début du Néolithique, avec un bouleversement des modes de vie humains : sédentarisation, développement de l'artisanat, constitutions de vastes sociétés structurées, apparition de la métallurgie, puis de l'écriture faisant entrer l'humanité dans l'Histoire. A noter que tout n'a pas été positif dans cette évolution : le néolithique marque aussi le début des maladies virales et bactériennes transmises par les animaux (grippe, varicelle, rougeole, peste ...), le début des conflts territoriaux pour la possessions des terres et des grandes guerres, et également celui des travaux exténuants, de l'esclavage, etc.. . Selon certains auteurs, les hommes du paléolithique étaient moins nombreux, mais en meilleure santé et travaillaient moins que ceux du néolithique. Mais c'est un autre débat.
Toujours est-il que l'apparition de l'agriculture a considérablement augmenté la capacité d'accueil des territoires, en provoquant la deuxième grande croissance démographique de l'humanité, faisant passer sa population de quelques millions à quelques centaines de millions, soit une multiplication par un facteur d'environ 100. Cette croissance fut cependant assez lente puisque la population mondiale n'aurait que doublé entre l'époque romaine et le XVIII siecle, soit un temps de doublement d'environ 2000 ans, soit environ + 0,03 % par an. (pour rappel, elle a doublé en seulement une trentaine d'années à l'époque moderne, avec un taux de croissance d'environ +2 % par an - rappelons que le temps de doublement de r% par an correspond à un temps de doublement T2 = 70/r ). On voit que la capacité d'accueil de la Terre fut portée plusieurs centaines de millions, peut être un milliard d'habitants, si on avait eu encore quelques millénaires pour croitre. Il est peu probable que l'agriculture traditionnelle aurait pu beaucoup dépasser ce chiffre : en effet, sur les territoires bien cultivés comme la France, la population n'excédait jamais 20 à 25 millions d'habitants sans que survienne une crise , famine ou épidémie, la réduisant à nouveau.
La deuxième révolution fut bien sûr l'apparition de la société industrielle caractérisée par l'emploi des énergies fossiles. Appliquée à l'agriculture, elle permit un accroissement considérable de la productivité alimentaire par l'emploi en particulier des engrais, de la mécanisation, et de l'irrigation systématique. Elle a conduit rapidement (en deux siècles à peine) à multiplier par 10 la population mondiale, ce qui apparait de manière saisissante sur le graphique comme un pic sans précédent (on notera comment une exponentielle parait bien plus raide si l'échelle temporelle est grande par rapport à son temps de doublement ! ).
Notons que si on avait porté la consommation d'énergie au lieu de la population, le pic aurait été encore plus spectaculaire car la consommation d'énergie par habitant a été également environ multipliée par 10, ce qui fait que la consommation d'énergie totale a été environ multipliée par 100. On peut d'ailleurs dire à peu près la même chose du PIB : le PIB actuel est d'environ 60 000 milliards de $/an, alors qu'à l'époque préindustrielle, la majeure partie des 500 millions d'habitants de la planète avaient un mode de vie proche de ce qui est considéré comme le seuil de pauvreté absolue, environ 2$ par jour soit pour simplifier, environ 1000 $/ an. Ce qui fournit environ 500 milliards de $ par an, également environ un facteur 100 de moins que maintenant. Notons que ce calcul montre que l'intensité énergétique , le rapport entre la consommation d'énergie et le PIB, n'a pas réellement beaucoup changé depuis l'époque préindustrielle - beaucoup moins en tout cas que chacune de ces grandeurs.
Nous pouvons comprendre l'origine de cette croissance avec les considérations des posts précédents sur l'exponentielle. Comme nous l'avons vu , l'exponentielle ne peut en aucun cas être un phénomène éternel pour un processus physique dissipant de l'énergie (ce qui est le cas des processus industriels), et ne peut être comprise que comme un phénomène transitoire reliant deux comportements asymptotiques.
L'origine de la croissance industrielle est donc dans l'augmentation soudaine de la capacité d'accueil de la Terre avec la maîtrise des énergies fossiles. Le développement des techniques ayant été plus rapide que la croissance démographique, dans un premier temps, l'humanité a bifurqué dans un régime de croissance continue tendant à lui faire atteindre cette nouvelle capacité d'accueil.
Il faut bien noter cependant que même si les fossiles étaient en quantité quasi-infinie (à l'echelle humaine) , ce qui serait le cas si la théorie - probablement fausse - du pétrole abiotique par exemple se révélait exacte, cette capacité d'accueil serait néanmons finie, et la croissance de la production d'énergie aurait quand même été transitoire. Il y aurait eu de toutes façons des contraintes naturelles sur la productivité de l'énergie (grande mais pas infinie), les terres agricoles (même avec des techniques d'agriculture "hors sol"), l'eau , etc ... qui auraient de toutes façons rendu la croissance éternelle impossible. Il est difficile de chiffrer exactement la capacité d'accueil de la planète avec des fossiles éternels (situation qu'on ne vivra de toutes façons jamais), mais d'après le fait qu'il commence à être un peu compliqué de nourrir convenablement la population mondiale, on peut sans doute l'estimer à quelques dizaines de milliards au maximum.
Mais le problème très particulier de notre société est que les fossiles ne sont PAS éternels, mais s'épuisent à un rythme comparable avec celui de l'expansion démographique. Comme je le signalais dans le post précédent, la croissance en présence de limites renouvelables est très différente de la croissance en présence de limites non renouvelables. Dans le premier cas, on peut espérer atteindre un plateau plus ou moins constant - alors que dans le second, la courbe est forcément une courbe en cloche retombant à zéro, puisqu'on épuise un stock fini.
Ainsi de manière générique, le supplément de capacité d'accueil dû aux fossiles est génériquement condamné à passer par un maximum, puis à décroître et à s'annuler dans le futur. Le retour aux renouvelables est une nécessité mathématique inévitable.
Bien évidemment, toute réflexion sur le futur de l'humanité doit donc aborder la question de la capacité d'accueil et de la productivité économique de la société sans fossile, basée sur uniquement des renouvelables. Même si cette perspective n'est pas proche, elle se posera d'une manière ou d'une autre.
On peut admettre que l'amplification des connaissances aura rendu l'utilisation des renouvelables bien plus efficace qu'avant. Après tout, on utilise les renouvelables de façon bien plus moderne : au lieu d'avoir des moulins à vent et à eau, des bateaux à voile, on a des belles éoliennes de plusieurs mégawatts, des panneaux photovoltaïques, des centrales à houle, on maîtrise l'électricité .. est ce que cela ne devrait pas conduire à un bien meilleur niveau de vie qu'avant ? c'est probablement l'opinion la plus répandue dans le public - et sans doute chez mes lecteurs. Je vais néanmoins la mettre fortement en question.
Logiquement, comme monsieur de la Palisse, je ne vois que trois possiblités, par ordre d'optimisme décroissant :
Hypothèse A : une société moderne à base de renouvelable offre des capacités d'accueil bien supérieures à celle fondées sur les fossiles.
Hypothèse B : une société moderne à base de renouvelable offre des capacités d'accueil comparable à celle fondées sur les fossiles (peut etre un peu mieux ou un peu moins bien, mais pas très différente).
Hypothèse C : une société moderne à base de renouvelable offre des capacités d'accueil bien inférieures à celle fondées sur les fossiles, et en réalité, pas très différente de celle préindustrielle.
On peut illustrer ces trois hypothèses par trois graphiques différents, dans lequel je trace (qualitativement) un indicateur de développement humain (ça peut etre la population, la consommation d'énergie, le niveau de vie ...) avec ses composantes "dues aux fossiles" et ses composantes "dues aux renouvelables" suivant les trois hypothèses :
Hypothèse A
Dans ce cas l'épuisement des fossiles serait compensé par une croissance encore plus grande des renouvelables -eventuellement une période de soudure un peu difficile entre les deux - mais sur le long terme l'humanité aurait encore un potentiel de croissance significatif, mui permettant finalement d'atteindre un niveau de développement bien meilleur que maintenant (comme j'ai expliqué, j'exclus toute croissance exponentielle infinie ! ).
Hypothèse B
Les renouvelables ne permettent pas de vivre bien mieux que les fossiles, mais permettent cependant de garder un niveau de vie et une population "correcte" suivant les standards actuels. Il faudra peut etre faire quelques efforts, avoir moins de voitures, partir en voyage moins loin, mais on devrait y arriver.
Hypothèse C
le déclin des fossiles fera disparaitre de manière irréversible la société industrielle, qui ne pourrait survivre sans eux. On reviendrait de façon irréversible à une société proche des sociétés agricoles, avec des restes de plus en plus réduits de nos industries.
Quelle peut être la vraisemblance de ces hypothèses ? on rentre là dans les considérations très hypothétiques, mais je ferais les remarques suivantes :
* le scénario B est probablement celui qui est le plus souvent imaginé; mais à vrai dire c'est le moins probable à mon avis. Pourquoi ?
d'abord rappelons nous que les fossiles ont multiplié par 100 la richesse produite : un changement considérable. Pourquoi sans fossile retrouvrions nous à peu près le même niveau de vie que maintenant ?
et d'abord quel niveau de vie? le niveau de vie des différents pays est très variable. Entre les pays les plus développés et les plus pauvres (qui sont pratiquement au niveau préindustriel), il y a des différences énormes - de plusieurs dizaines - entre les consommations énergétiques. Alors quel niveau de vie serait supposé etre atteint dans le futur ? celui des pays occidentaux actuels ? mais on pourrait probablement le généraliser à toute la planète, donc ça reviendrait alors à multiplier par 10 la consommation actuelle - on serait plutot dans le cas A. Ou alors juste le niveau moyen de maintenant ? mais pourquoi? par quelle coincidence des systèmes énergétiques très différents retomberaient pile-poil sur des moyennes comparables, étant donné qu'actuellement ce n'est pas du tout ce qu'on observe ?
d'un simple point de vue des coincidences, une quasi-égalité avec ou sans fossile est donc plutôt improbable.
Restent les hypothèses A ou C.
Il y a quelques problèmes avec l'hypothèse A :
* si les renouvelables étaient bien plus productifs que les non-renouvelables.... (ce qui s'est passé à l'inverse en remplaçant historiquement les renouvelables par les fossiles ! ) ... alors pourquoi ne les a-t-on pas développés en priorité ? pourquoi s'être embêtés avec des fossiles compliqués quand même à extraire, polluants, sales.... ? plus productifs, ça veut dire a priori moins chers, plus faciles à utiliser, d'utilisation plus variée ... hem en réalité toutes nos connaissances montrent l'inverse en général. Les renouvelables servent essentiellement à l'électricité, avec des problèmes de localisation, d'intermittence, de coût... qui plus est, ils sont eux même fabriqués avec des fossiles bon marchés. N'oublions pas que le béton des barrages, l'acier des pales d'éoliennes , des alternateurs, le silicium des panneaux PV, le cuivre des réseaux électriques (ou l'aluminium), le verre et l'alu des miroirs solaires, sont fabriqués à bas coût uniquement grâce aux fossiles bons marchés. Les techniques modernes d'utilisation des renouvelables ne sont à proprement parler que des amplificateurs de fossiles.
* ce coefficient d'amplification n'est en réalité pas énorme au niveau mondial. Les renouvelables ne représentent que 5 % de la production mondiale d'énergie (et encore en prenant l'équivalent thermique pour faire leur électricité, en énergie nette produite, ce n'est que 2 %). En réalité, nous ne produisons pas plus d'énergie renouvelable par habitant que pendant la période préindustrielle, en moyenne mondiale , et essentiellement d'abord en bois de chauffage, puis en hydraulique. L'électricité produite ne peut être utilisée que par une machine industrielle sophistiquée, avec en particulier la production massive d'appareils électriques forcément métalliques et construits .. avec des fossiles.
* il n'y a aucun signe que nous puissions développer des économies modernes sans fossiles. Tous les pays actuellement en développement (particulièrement la Chine) accroissent considérablement leur consommation de fossile, malgré les discours sur le réchauffement climatique et les menaces prévisibles de pénurie. Il serait totalement absurde de le faire si le développement des renouvelables était AUSSI productif, et doublement absurde si il était PLUS productif. Les pays avec très peu de consommations de fossiles sont tous, sans aucune exception, les pays les plus pauvres du monde avec des niveaux de vie s'approchant de ceux de l'époque préindustrielle, le peu de chose les en séparant étant uniquement du aux fossiles, en particulier un minimum de transports motorisés.
* je ne connais aucun occidental capable de vivre à l'occidental sans un pays sans fossile, malgré toute sa science. Probablement, le mieux qu'aurait à faire un occidental vivant dans un village de Papouasie ou dans la jungle amazonienne serait d'apprendre très vite les coutumes locales qui lui permettraient de survivre. Il est très peu probable qu'il soit capable d'y changer quoi que ce soit sans avoir accès à des ressources fossiles. Bref il n'y a pas de signe que nous soyons capable de construire le même genre de civilisation que maintenant sans faire appel aux fossiles, qui produisent bien plus que de l'électricité.
Si les hypothèses A et B sont improbables, alors cela signifie que c'est l'hypothèse C qui est la plus probable. Elle n'est pas certaine bien évidemment - elle est juste la plus compatible avec les connaissances actuelles. Evidemment cela n'a rien de très réjouissant, mais les réflexions scientifiques ne sont pas censées prendre en compte ce critère.
Une dernière remarque quand même : l'echelle de temps n'est pas spécifiée sur le graphique, mais elle serait en gros de l'ordre d'une unité par siècle. Le type de variation attendue est du même ordre de grandeur que les taux de croissance - de quelques % par an, ce qui signifie que rien ne s'écroulerait brutalement du jour au lendemain. Personne ne verrait de son vivant la société basculer du monde industriel à un retour à un monde agricole, même si les fantasmes "romantiques" d'écroulement du monde sont communs. Dans l'hypothèse C, la décroissance serait une "long emergency", suivant le mot de Kunstler - une lente urgence. A l'échelle de la décennie, les problèmes seraient plutot au départ économiques et financiers : manque de croissance, faiblesse de l'économie, crises à répétition... . Tiens, ça rappelle un peu quelque chose ...